L’anomalie de Hervé Le Tellier

L’anomalie de Hervé Le Tellier, « un Goncourt » qui se lit avec plaisir. Voilà qui suffirait amplement comme chronique de lecture mais je vois d’ici votre déception si je m’arrêtais là …

Qu’est-ce que ça fait du bien quand-même une histoire bien ficelée, enfin des histoires bien ficelées ! Dès le départ, on se doute facilement que les onze mises en scène des personnages principaux, qui ouvrent le roman, vont faire une (très belle) intrigue, même si on a échappé au tapage médiatique autour de ce livre. Et pour ma part, je n’ai pas été déçue.

Mes lectures en parallèle (comment ça, il y a des gens qui lisent des livres sagement, les uns après les autres ?) comprenaient une romance publiée par une amie, un deuxième roman bizarroïde que je n’ai pas encore fini de lire et un roman historico-féministe. C’est dire que j’ai vu pas mal de personnages me passer devant les yeux en peu de temps, au fil des pages et des clics sur ma liseuse. Après une absence de quelques jours, je replongeais allègrement dans l’histoire de Joanna par exemple, sur un mode « qui c’était déjà, j’ai déjà oublié, c’est pas grave [quelques paragraphes plus loin], ah oui, c’est l’avocate ».

Au lieu de vous livrer quelque chose de construit, voici quelques pépites qui m’ont fait particulièrement plaisir.

Où il est question de modélisation de catastrophes et de Betty la grenouille

Ma carrière scientifique s’est arrêtée après le bac mais une bonne vingtaine d’années plus tard, je me suis retrouvée devant le portail d’un haut lieu de la recherche fondamentale et ce fut une belle aventure de sept ans. L’IHES, propulsé à ses débuts par le génie d’Alexander Grothendieck, accueille Mikhael Gromov depuis 1982, désormais en tant que professeur honoraire. Ces deux grands, géomètre algébriste pour l’un et géomètre d’un peu tout y compris du vivant pour l’autre, figurent dans ce livre qui décidément se consomme sans faim. J’ignore pourquoi Cédric Villani n’y est pas nommé alors qu’il est décrit minutieusement, existe-t-il une règle qui interdirait la présence d’un député dans les pages d’un roman à succès ? En tout cas, les portraits d’Adrian et Meredith sont tout bonnement parfaits, je confirme notamment la réalité des « vieux T-shirts troués d’algébriste » (et je m’empresse d’ajouter que, de ce que j’ai vu et entendu, les joueur·ses de mathématiques, qui peuvent certes laisser le commun des mortels perplexes, est très sympathique.) Mais ici, pas de bons points particuliers à distribuer à Le Tellier : l’auteur est mathématicien de formation.

Et en ce qui concerne les aspects scientifiques proprement dits, non je ne vais pas évaluer ni même évoquer les différentes manières possibles de gérer l’événement incroyable-et-pourtant (c’est à dire le cœur de l’intrigue), y compris le protocole 42. Je compte utiliser cette référence, et celle du Lego, pour essayer de persuader mon mari de lire ce bouquin – nos goûts de lecture ne sont pas tout à fait les mêmes d’habitude…

Par contre, cette lecture m’a incitée à suivre une démarche scientifique concernant l’aventure de Betty, la grenouille de Sophia.

  1. Hypothèse : l’auteur n’a pas inventé ce petit miracle de toutes pièces, trop malin.
  2. Démarche : consultation de Google pendant environ sept minutes.
  3. Vérification : pas le temps, pas grave.
  4. Démonstration : la nature est merveilleuse.

Élégie du temps qui passe

Ah, André, ce cher sexagénaire en pleine crise d’adolescence retardée… A priori, cet homme-là, ce serait un beau parti en deuxièmes noces, pour emprunter un vocabulaire d’un autre temps (mais si vous préférez une référence à Tinder, ne vous gênez pas). Eh beh non, parce que, son problème, c’est que « Ses amis vieillissent avec lui, mais pas les femmes qu’il aime. » Et bien sûr une flamme rend beaucoup plus douloureuse la réalisation de la vieillesse qui avance doucement et sûrement. Même quand on fait une carrière fulgurante, qu’on appartient à l’intelligentsia parisienne, qu’on a un ami haut placé au quai d’Orsay. Eh oui.  Le Tellier est de 1957 (merci qui ? merci Wiki) et il nous offre une bien savoureuse description de ses congénères en mode-autodérision.

De Camus et de Stephen Colbert

L’humour, ça fait du bien. Tant mieux parce que j’ai éclaté de rire quand le chef de l’état a cité du Camus (sur Hiroshima, en soi pas très drôle mais) pour exhorter ses compatriotes à considérer la situation dont il est question ici, semblable au « long confinement contre la pandémie » et à se ménager du « temps pour penser … trouver la paix …car « c’est en soi et en soi seul que chacun trouvera des réponses. Je vous remercie. Vive la République, vive la France.»

Et puis, j’aime bien Stephen Colbert, j’aime suffisamment des aspects de la culture américaine, comme Bruce Springsteen au hasard, (je ne dis pas anglo-saxonne parce que cette notion n’a jamais voulu dire grand-chose et je souhaite préciser que je suis anglaise par ma mère – britannique ne voulant pas dire grand chose non plus à l’ère post-Brexit – et je n’ai rien contre les étatsuniens, hein) pour l’ apprécier. Pour les quelques personnes qui n’en auraient jamais entendu parler, Stephen Colbert est un « good guy » qui, avant, jouait au « bad guy » pour faire rire et qui plus récemment a endossé le rôle du confident et copain de toujours des désespérés du trumpisme. Mais je suis aussi suffisamment française (par mon père mais si on va par-là, un peu irlandaise aussi, ah, je vous lasse avec ma généalogie ? désolée, j’arrête) pour avoir trouvé hilarantes les déconvenues de Stephen Colbert. Le Tellier réalise ici une scène rocambolesque comme on les aime.

Le monde de la littérature

Encore un domaine que Le Tellier doit bien connaître. J’ai adoré la Société des amis de Victør Miesel qui se constitue après le succès du roman, avec Ilena Leskov en cheffe de file. Il s’agit d’une vague parente du romancier russe que Victor traduit en marge de son activité d’écrivain, une «  jeune enseignante de russe aux Langues O’ qui l’a quitté après un an de relations orageuses ». À la question qu’on lui pose lors d’une conférence de presse : « Quels sont vos rapports avec Ilena Leskov ? » Il répond « Actuellement, inexistants. Disons qu’au mieux il sont anthumes. » Et, bourré de bromazépam il enchaîne quantité de mauvais jeux de mots, au grand désarroi de son éditrice qui, quelques pages plus loin, va se sentir un peu dépassée par les événements.

Victor est devenu intouchable. « Il sait qu’il suffira qu’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain » (une de ces phrases délicieusement prétentieuse, expressément écrite pour qu’on se moque d’elle). Et puis il aperçoit parmi les journalistes « la jeune femme des Assises d’Arles [Assises de la traduction littéraire], qui s’intéressait à l’humour chez Gontcharov », une belle histoire qui commence peut-être ?

Bon, ce sera ma seule critique, mais voilà encore une fois une présentation de la traduction comme activité qu’on exerce faute de mieux, si on ne peut pas vivre de sa « vraie » plume… Heu non, en fait, j’ai une deuxième critique : je me serais bien passée du personnage atteint d’un cancer dans un livre délicieusement léger.  De mon point de vue, il y a une faute de ton : pas de problème avec le serial killer, mais le désarroi autour de la maladie, j’ai du mal. D’autres auront des sensibilités différentes, je donne mon avis.

Enfin, je n’oublie pas qu’Hervé Le Tellier est oulipien et que la scène de la conférence de presse est une mise en abyme, un roman dans un roman en mode science-fiction. Quant aux derniers mots, je les déchiffre encore, les deux derniers sont faciles à reconstituer, mais il faut que je creuse un peu pour les autres !